Penser l’abolition de la prison

Parce que nous sommes abolitionnistes !

lu sur offensivelibertaireetsociale

lapoudre

les opposant-e-s à la prison se partagent en deux grandes tendances, les réglementaristes et les abolitionnistes. Parce que les réformistes croient que la prison peut remplir les quatre fonctions qui lui sont attribuées par la théorie pénale, ils pensent qu’on peut la réformer. Nous, abolitionnistes, conscients que la prison est le cœur des systèmes répressifs qui fondent notre société, ne voyons qu’une solution : briser les murs et l’idéologie qui les sous-tendent.

Avant le XIXe siècle, la prison était une zone d’attente pour celles et ceux qui attendaient leur procès ou l’exécution d’un supplice. On y trouvait aussi quelques condamné-e-s à mort gracié-e-s et des opposant-e-s politiques. Mais la condamnation à l’enfermement était alors un fait rare. La prison moderne est née en Occident au début du XIXe siècle, lorsque la peine d’enfermement est devenue une peine en soi : principale sanction pénale, véritable étalon du système judiciaire, elle est aussi, dans les pays ou la peine de mort est abolie, la peine la plus sévère qui puisse être prononcée. La théorie pénale attribue à la prison quatre fonctions : dissuader de la commission de délits ou de crimes, éviter la commission d’un autre délit ou crime (la défense de la société), punir le coupable afin de reconnaître le préjudice subi par la victime et, enfin, rééduquer le coupable. Or, depuis sa création, la prison n’a cessé de faire l’objet de réformes. On veut la réformer car elle remplit mal les quatre fonctions précédemment énoncées. La prison moderne a une histoire très courte (deux siècles), qui peut être questionnée. Cette institution, n’a rien d’immuable et de « naturel », met enfin en lumière de manière particulièrement crue la façon dont notre société tente de discipliner les corps et les esprits. Sans simplifier à l’excès, nous pouvons distinguer deux positions politiques, le réformisme et l’abolitionnisme. Les réformistes “mous” pensent que la prison doit être améliorée afin de répondre aux standards “démocratiques”. Leur horizon est la mise en œuvre des “Droits de l’homme” (le fond) selon des procédures légales (la forme). Les réformistes “durs” se disent eux souvent “réductionnistes”. Selon eux, certaines catégories de la population n’ont rien à faire en prison (les jeunes, les sans-papiers ou les fous, par exemple). Cette position signifie, a contrario, la légitimité de l’enfermement pour d’autres. On peut également distinguer deux courants dans la position abolitionniste. Le premier lie la disparition de la prison à celle des déviances. Cette position, défendue par certains authentiques mais non moins naïfs révolutionnaires, peut aussi être celle de chrétiens ou de libertarians. Le second courant abolitionniste estime que la disparition de la prison est inséparable d’un processus révolutionnaire qui, de fait, modifie la définition des comportements déviants, induisant leur diminution, mais met surtout en place des façons de répondre aux déviances qui ne recourent pas à l’enfermement.

Réponses aux réformistes

Les réformistes croient puissamment que la prison pourrait remplir les fonctions énoncées précédemment. Or, force est de constater que la punition est bien la seule fonction que la prison remplit de façon satisfaisante. Si nous examinons chacune de ses trois autres fonctions, il apparaît – contrairement à ce que pensent les réformistes – que la prison ne peut pas « faire mieux ». La dissuasion. La prison dissuaderait donc de la commission de délits ou de crimes. Une telle ineptie naît d’une analyse en termes de rationalité des comportements humains : comme si le passage à l’acte résultait d’une formule mathématique dans laquelle l’acteur évaluerait le risque (d’être arrêté), la peine encourue et sa satisfaction à commettre un délit ou crime, chaque élément pouvant compenser les autres. Certes, le prononcé des peines n’est pas sans influence sur la commission de délits ou de crimes. Si, demain, on risquait réellement vingt ans de prison pour un défaut de titre de transport, il y aurait sûrement moins de fraudeurs. Mais l’effet dissuasif du prononcé de peines lourdes est contestable du fait même de la nature du passage à l’acte (le besoin et les pulsions, notamment). De plus, on note parfois des effets pervers, comme lorsqu’un État américain avait décidé que les auteurs de viol encourraient la peine de mort : le nombre de femmes violées et tuées avait nettement augmenté, car les « criminels » diminuaient ainsi les risques de témoignages à leur encontre.

Rééduquer et prévenir la récidive. Les mêmes remarques énoncées ci-dessus sur la nature du passage à l’acte s’appliquent ici. S’ajoute le fait, connu, que la prison fait souvent moins peur à celles et ceux qui y sont déjà passé-e-s qu’aux « primaires » [1]. S’il y a récidive, c’est que les sortants se retrouvent dans la même situation qu’à leur entrée en prison (pulsions, situation sociale). Les personnes en situation irrégulière, quand libération ne rime pas avec expulsion, se retrouvent dans la même situation que celle qui les a conduites en prison, c’est-à-dire sans papiers. Les fous en sortent dans le même état, quand il ne s’est pas dégradé avec l’enfermement. Non seulement l’enfermement ne peut pas être thérapeutique, mais il est intrinsèquement pathogène. L’attachement des réformistes à l’idée de réinsertion montre que, selon eux, c’est bien l’individu-e qui dysfonctionne, et non la société. D’ailleurs, le terme même de réinsertion laisse supposer que la prison serait faite pour les personnes désinsérées, alors que ce sont les classes populaires qui sont visées. Non seulement la force des liens sociaux dans les milieux populaires est ainsi niée, mais la mise en avant de la réinsertion permet de dissimuler habilement la véritable fonction de la prison.

Réparer le dommage causé aux victimes. Dire que la prison ne fait pas revenir les mort-e-s ne suffit pas. Avec le pénal et la peine de prison comme horizon disciplinaire, il faut bien voir que l’on assiste à l’avènement d’une justice rétributive, c’est-à-dire que la souffrance des victimes devient la durée d’une peine. Loin de reconnaître les véritables besoins des victimes, le système pénal les exproprie du sens de ce qu’elles ont subi. Pire, en affirmant que le deuil ou la réparation ne peut passer que par le pénal, on nourrit l’idée de devoir trouver des coupables quel que soit le préjudice, mais aussi celle de punir les fous.

« Humaniser », normaliser, réformer. Les observateurs sont souvent surpris par le fait que les révoltes de prisonnier-e-s éclatent fréquemment dans des établissements récents, plus confortables que les anciens. Pourtant, l’humanisation, qui serait propre à contenter les détenu-e-s, est toute relative : elle est souvent considérée du point de vue de l’observateur, et non de celui des intéressé-e-s. Les prisons les plus récentes sont aussi celles dans lesquelles les prisonnier-e-s sont le plus isolé-e-s les un-e-s des autres. Elles limitent au maximum les contacts avec les autres détenu-e-s, mais aussi avec les matons. On entend parfois dire que les prisons sont devenues « quatre étoiles » ou que les détenu-e-s y vivent comme au Club Med : pour un peu, on vivrait mieux dedans que dehors. Pourtant, on trouve peu de volontaires… Par la promotion des droits (le fond : les “Droits de l’homme”) et du droit (la forme : le légalisme), les réformistes veulent ignorer la véritable fonction de la prison : car, malgré un nombre de réformes qui dépasse l’entendement, la prison est et sera toujours « ce lieu dans lequel l’État règle froidement ses comptes avec les classes dangereuses, montre sans état d’âme ni faiblesse qui est le maître et rappelle aux vaincus ce qu’il leur en coûte et continuera de leur en coûter quand ils prétendent ignorer la règle du jeu » [2]. Par essence déshumanisante, la prison ne peut être humanisée. De plus, les tenants de la normalisation se heurtent à un fait : la réglementation est parfois moins favorable que les usages non réglementés. Finalement, comme l’exprime Brossat : « “Quand le droit sera entré en prison”– on ne sera pas dans l’après-prison, on aura un droit emprisonné » [3]. L’idée d’une prison « en changement » n’est rien de plus qu’un slogan publicitaire (en l’occurrence, celui de la dernière campagne de recrutement de l’Administration pénitentiaire, « La prison change, changez-là avec nous »). Pourtant, la compréhension du projet politique à l’œuvre dans le système carcéral souligne l’incongruité des démarches militantes de promotion des droits ou du droit. En fait, la critique de la prison, sa « bonne conscience », est nécessaire à son existence : elle participe de sa légitimation, comme sa normalisation par le droit. Il y a finalement une parfaite connivence entre le système carcéral et le spectacle de sa critique.

La promotion des alternatives à l’enfermement. Les améliorations apportées aux conditions de détention des détenu-e-s permettent de répondre aux standards de la démocratie bourgeoise : un dedans qui ressemble à dehors. Mais il y a mieux : l’idée d’une « prison hors les murs », avec la promotion d’alternatives à l’incarcération. En effet, les nouvelles technologies permettent (en réduisant les coûts) de moins recourir à l’enfermement, voire, à terme, de reléguer la prison à une peine barbare. Or, comme Foucault l’écrivait, les « alternatives » servent à « faire de la punition et de la répression des illégalismes une fonction régulière, coextensive à la société ; non pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une sévérité atténuée peut-être, mais pour punir avec plus d’universalité et de nécessité ; insérer le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social » [4]. En s’inscrivant dans le projet de réforme de la prison, les tenant-e-s des alternatives à l’incarcération se fourvoient dans cette impasse déjà dénoncée, qui permet l’humanisation au prix de la légitimation.

Le projet abolitionniste

Déconstuire. Nous remettons en cause le lien, évident « au sens commun », entre déviance et punition : « Il faut briser ce lien. La punition n’est ni la suite naturelle de la criminalité, ni son revers, ni un simple moyen induit par les objectifs à atteindre » [5]. Parce que tout ce qui a été inventé peut se déconstruire, en tant que révolutionnaires, nous croyons que les humains, s’ils ont pu faire le pire, peuvent imaginer le mieux, et que l’organisation de la société n’a rien de « naturel ». Être abolitionniste ne signifie pas promouvoir la loi du plus fort. La position abolitionniste des anarchistes ne repose pas sur une forme de pensée magique selon laquelle, une fois en société libertaire, les déviances disparaîtraient. De fait, une société libertaire implique certes la disparition d’actes que les sociétés modernes peuvent qualifier de délits ou de crimes (atteintes à la propriété privée ou non-respect des règles sur la circulation des individu-e-s, par exemple). Notre position est de trouver d’autres formes de réponses sociales aux déviances.

Un projet révolutionnaire. L’abolition de la prison n’est pas juste un slogan. Parce qu’elle est au cœur du système répressif sur lequel reposent les sociétés modernes, il est normal que la position libertaire soit sans concession. Sans concession, car les prisons du peuple seront toujours des prisons. Et si la position libertaire insère l’abolition de la prison dans son projet révolutionnaire, c’est aussi parce qu’elle reconnaît le potentiel révolutionnaire des prisonnier-e-s et soutient leurs luttes. Mais, s’il faut détruire les murs, il faut aussi démonter l’idéologie qui justifie son existence. Si l’on replace, comme Foucault [6], l’enfermement carcéral dans une perspective plus vaste, il faut lutter contre la société de contrôle, qui préserve l’institution carcérale tout en modifiant les modes d’enfermement et en multipliant les outils de surveillance des populations, lutter contre la segmentation de nos vies et retrouver des espaces collectifs. Il faut arriver à renverser les points de vue, que les « honnêtes gens » s’identifient à la personne qui commet un délit, essaient de comprendre pourquoi elle agit de telle façon. On a tendance à se mettre systématiquement à la place de la victime, ce qui laisse fatalement un sentiment d’effroi, mais que l’on se mette à la place du délinquant et notre rapport au monde s’en trouvera changé.

Albertine & Soledad

|À écouter Bruits de tôles : émission anticarcérale toulousaine (Canal Sud, 92.2 FM), le vendredi de 19 heures à 20 heures. 40, rue Alfred Duméril – 31 400 Toulouse – bruitsdetoles@canalsud.net

 

[1] C’est-à-dire les prisonniers dont c’est la première condamnation.

[2] Alain Brossat, Pour en finir avec la prison, La Fabrique, 2001, p. 24.

[3] Ibidem, p. 91.

[4] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1999 (1re édition, 1975), p. 97-98.

[5] Rusche et Kirchheimer, Structure sociale et peine, histoire et théorie critique du régime pénal, Le Cerf, 1994 (1re édition, 1939), p. 123.

[6] Michel Foucault, op. cit.

0 commentaires à “Penser l’abolition de la prison”


  1. Aucun commentaire

Laisser un commentaire


Sondage

Désolé il n'y a aucun sondage disponible actuellement.

lyceededemain |
alternativewittenheim |
Section cantonale de La Gra... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | RESISTER, S'INSOUMET...
| Europa Linka
| AGIR ENSEMBLE