Je vous découvre, cher(e)s camarades zutopistes bavards et remuants, occupés à défaire ou refaire le monde, réunis autour d’une table, partageant le pain de l’amitié, écumant joyeusement quelques verres de vin rouge tout en dégustant des fromages bio aux senteurs surprenantes. Je vous entends récitant des poèmes, ou fustigeant les injustices criantes de la vilaine société capitaliste. Regroupés sous un abri de fortune, perdus au milieu d’une nature tout aussi généreuse qu’envahissante, vous élaborez mille projets fantaisistes tricotés d’entraides et de solidarités. Allons ! Cessez vos vaines gesticulations ! Laissez tomber vos grimoires remplis d’idées farfelues, et prenez enfin l’histoire dans le sens de la marche.
Apparaissez désormais comme des visionnaires. Jetez aux orties vos tuniques trop bariolées ou trop noires, passez chez le coiffeur, et endossez le costume sobre du « manager ».
EN MA QUALITE D’EXPERT autoproclamé en ce domaine, je me permets, sans plus attendre, de vous fournir gracieusement quelques conseils aussi précieux qu’indispensables, qui vous permettront de révéler le coach, le consultant, le leader qui sommeille en vous ; ce personnage obscur et fascinant tiraillé par le besoin de gérer et diriger, cet être crépusculaire un peu chef d’orchestre, un brin marionnettiste, et surtout, amateur de sang neuf. Dorénavant, vous n’envisagerez plus le monde qu’en interprétant des tableaux, graphiques et autres bilans comptables, et ne concevrez plus l’existence qu’en termes de moyens mis en place en vue d’obtenir des résultats. Vous n’aurez plus un idéal à atteindre, mais des objectifs à dépasser.
Le temps se gère…
Commençons par redéfinir la notion de temps. Oubliez les considérations d’ordre météorologiques. La pluie, le vent et le soleil ne vous affectent plus. Finie la posture nonchalante du contemplatif qui regarde filer les nuages. Oubliez aussi le temps historique, les époques de jadis, toutes ces guerres et autres révolutions compilées dans les manuels d’Histoire. Pour vous, le temps devient argent, profits ou pertes, il défile en une succession de chiffres sur des écrans de contrôle, il fluctue au rythme des cours des valeurs boursières. Il ne passe plus, il se gère et s’optimise.
La journée n’étant pas extensible au-delà de vingt-quatre heures, pour accomplir vos multiples tâches et exercer efficacement vos fonctions, sans courir le risque du « burn out », vous apprenez à déléguer une bonne partie de votre travail. En bon monarque avisé, vous conservez les missions confortant votre statut, telles que présider les réunions, recevoir les personnes importantes et prendre les décisions majeures. Pour le reste, tout ce qui concerne les activités indispensables mais peu valorisantes, fastidieuses et chronophages, vous avez recours au « reporting »: cet art délicat qui consiste à confier un maximum de tâches à vos collaborateurs, en leur expliquant bien, que pour eux c’est une chance exceptionnelle, une occasion unique de dévoiler tous leurs talents. Ainsi, il se crée un climat de confiance propice à une implication toujours croissante dans le travail. De plus, en cas d’échec ou de problème au sein de la société, vous pouvez en imputer l’entière responsabilité au collaborateur, qui se transforme alors en fusible et saute à votre place. Mais attention, en lui offrant la possibilité de prendre des initiatives, se sentant pousser des ailes, celui-ci risque d’en profiter pour grignoter sournoisement votre pouvoir. Par conséquent, manager, c’est aussi savoir s’entourer d’alliés fidèles suffisamment compétents et motivés pour accomplir une bonne partie de vos missions, mais assez raisonnables pour savoir rester à leur place, et ne pas convoiter la vôtre.
Une règle d’or: le BASM
Quoi qu’il advienne, vous restez à la tête de l’équipe. Pour cela, vous demeurez d’humeur égale. En toutes circonstances, vous appliquez la règle d’or du BASM « Bonjour, sourire, au revoir et merci ». Même si, en catimini, vous préparez un plan social visant à licencier une partie du personnel. Bien sûr, vous vivez dans un univers de concurrence acharnée, où la prédation fait loi, mais vous ne devez pas pour autant oublier les principes élémentaires de la courtoisie et du savoir-vivre. Vous avez le droit de souffrir, de piétiner, de mépriser, d’éliminer, mais toujours avec le sourire et la formule de politesse convenue. Si malgré tout vous craquez, faites-le en privé, défoulez-vous en allant courir ou pratiquez des exercices de relaxation et, au besoin, ayez recours aux psychotropes en vente à la pharmacie et remboursés par la Sécurité sociale. Il est bien normal que la société paie pour soigner les maux qu’elle engendre. En plus, c’est bon pour le petit commerce et l’industrie pharmaceutique.
Le citron a-t-il encore du jus à donner ?
Afin de prendre le pouls de votre groupe, vous recevez, une fois par an, en entretien individuel, chaque membre de votre personnel. Vous adoptez alors une attitude affable et détendue, sans pour autant rompre le rapport hiérarchique. Vous créez une relation de confiance propice à la confidence. Le collaborateur ainsi mis à l’aise se livre plus facilement et vous en apprend beaucoup sur sa vraie personnalité, ses motivations, son état d’esprit, ses projets et ambitions concernant son avenir professionnel. Vous jugez alors s’il faut le considérer comme partenaire fiable, ou voir en lui un élément peu sûr. Vous évaluez si le citron a encore du jus à donner et si vous pouvez continuer à le presser.
Comme pour un entretien d’embauche, lors de cette entrevue, tout est analysé ; les mots choisis, le ton employé et l’attitude générale trahie par les gestes ou les silences embarrassés. Le fait de montrer des signes de faiblesse, de se poser trop de questions peut nuire gravement à la qualité de l’engagement professionnel. Autant de symptômes à repérer et traiter rapidement. C’est aussi le bon moment pour féliciter, flatter et récompenser, mais aussi pour revenir sur des incidents survenus au cours de l’année écoulée, et recadrer les contrevenants. Lors de ce huis clos, se jouent les promotions ou les mises au placard, ou encore les ébauches de futurs plans sociaux…
De vieux râleurs syndicalistes
Considérée par certains comme un panier de crabes où les gros mangent les petits, une jungle où les félins dévorent le troupeau par d’autres, l’entreprise est aussi le théâtre antique où le fils poignarde le père pour s’emparer du pouvoir. En tant que manager, vous avez à coeur de motiver les jeunes loups encore couverts de duvet mais dont les dents déjà aiguisées peuvent faire mal. Lors du discours de bienvenue, vous devez faire étinceler leurs pupilles en parlant de passion et d’engagement, tout en imposant votre statut de leader. Tout droit sortis des écoles qui les ont formatés, ils fournissent une main-d’oeuvre corvéable et malléable qu’il convient d’utiliser pleinement. Il faut simplement les remettre en de bonnes mains et, surtout, veiller à ce qu’ils ne côtoient pas de trop près de vieux râleurs syndicalistes (ceux et celles que, malgré tous vos efforts, vous n’avez pas encore réussi à mettre hors d’état de nuire) qui pourraient, par leur attitude et leurs propos, infecter les esprits influençables des novices. Afin de canaliser ces énergies nouvelles, vous devrez rapidement déterminer avec précision la longueur de la chaîne accrochée au cou de ces jeunes recrues, pas trop courte pour ne pas entraver l’initiative personnelle et laisser l’illusion de la liberté, mais pas trop longue non plus afin de toujours garder un oeil attentif sur tout ce petit monde potentiellement conspirateur.
Toujours à l’affût, le manager assure également son rôle de vigie. Un salarié surmené risque en effet de très mal vivre sa situation.
Alors, si votre regard perspicace détecte des signes de fléchissement chez un collaborateur, démotivation ou irritabilité, vous savez prendre les mesures adéquates et l’écarter avec tact, soit par le biais de la médecine du travail, soit en sortant de votre chapeau quelque faute professionnelle nécessitant un licenciement. Peu importe la méthode, il faut se débarrasser du maillon faible et éliminer l’élément perturbateur. Et si, par désespoir, au bout du rouleau, celui-ci vient à commettre l’irréparable en s’immolant sur le parking de la boîte, ou en se pendant au fond de l’atelier, n’hésitez pas à communiquer. Devant les médias, prenez un air affecté et fataliste, montrez-vous bouleversé par le drame humain, mettez en avant la politique de dialogue instaurée au sein du groupe et, surtout, n’oubliez pas d’évoquer les graves problèmes personnels, sans liens avec les conditions de travail, auxquels votre regretté collègue était confronté. Si le malaise persiste, mettez en place une cellule de soutien psychologique visant à faire en sorte de rendre supportable ce qui est inadmissible.
Ainsi la messe est dite et les affaires continuent.
Archaïsmes ou acquis sociaux ?
Mis à part certains aspects pénibles liés à votre fonction de manager, vous trouverez dans cette activité une occasion unique de vous réaliser pleinement en tant qu’individu.
Ayant gagné en assurance, vous serez capable de prendre des décisions bouleversant les habitudes et méthodes de travail, vous saurez mettre à bas ces archaïsmes que certains appellent encore leurs acquis sociaux et tout cela dans l’unique but d’engranger des bénéfices et autres plus-values. Débarrassé de ces fausses pudeurs que donne parfois l’accumulation du profit, vous exhiberez votre réussite en consommant sans modération des biens et services réservés à une élite. Ostensiblement, vous afficherez votre appartenance à la classe des dominants. Aussi à l’aise qu’un requin dans les mers du Sud, vous évoluerez en souplesse dans le milieu des décideurs débarrassés des dogmes et autres tabous. Certes, vous vivrez dangereusement, entre le sourire carnassier du DRH, les ambitions démesurées du petit stagiaire et votre bras droit insatiable, mais, rassurez-vous, car si, par maladresse ou pure incompétence, vous tombez de votre piédestal, un parachute doré ou un matelas de stocks-options sera là pour amortir la chute, et votre carnet d’adresses vous aidera à rebondir.
Alors n’hésitez plus, n’attendez plus le grand soir, rejoignez la pègre managériale.
STEPHANE