Mardi 27 d’octobre [2015], nous avons assisté à la séance plénière où était débattue la demande de prolongation de notre préventive émise par le Parquet. Cette séance a eu lieu dans les nouvelles installations de l’Audiencia Nacional caractérisées par leur technologie de pointe, leur propreté immaculée et un certain air de solennité. C’était apparemment leur premier jour de fonctionnement, c’est-à-dire que nous inaugurions ces annexes judiciaires ce qui s’est accompagné d’une série de problèmes techniques ridiculisant tant de prétention technologique.
Assis face aux juges, à la photographie du roi et au drapeau espagnol, nous écoutions l’exposé de la procureure quand nous avons eu une grande surprise ; aux faits pour lesquels nous étions mis en examen depuis deux ans venait s’en ajouter un autre : tentative d’assassinat à modalité terroriste [1]. Du fait de la personne qui a été légèrement blessée à une oreille à cause de l’explosion dans la Basilique du Pilar. Evidemment cela répond à une stratégie du Parquet pour garantir notre maintien en détention deux ans de plus, ainsi que pour donner plus de poids juridique et médiatique à l’accusation.
Une autre “surprise” a été de comprendre que les juges composant la salle, faisant fi de leur vénérée légalité, ont effectué des tâches d’instruction de l’affaire en émettant des commissions rogatoires auprès d’un tribunal de Saragosse, activité qui ne relève pas de leur compétence. Ainsi, la décision de prolonger la prison préventive était prise par avance. Restent maintenant à venir les réquisitions du procureur [2] quant au nombre d’années qu‘ils veulent nous enfermer, puis ce sera le procès.
Le fond inquisitorial de l’Etat Espagnol est manifeste, comme nous avons pu l’apprécier lors de cette séance. L’héritage de Torquemada scellé par le sang et le feu est encore en vigueur dans l’action punitive de la société démocratique abêtie par le mirage citoyen suppliant pour le renforcement de l’Etat et de ses Droits. Le renoncement à des idées et des pratiques, de même que le clair intérêt que porte l’Etat Espagnol au repentir et à la demande de clémence, sont des expressions de cette tradition qui cherche à anéantir la volonté de lutte de ses ennemis ; cela représente en définitive une manière perverse et subtile d’éliminer toute tentative de dissidence et d’affrontement.
L’enfermement dans des modules d’isolement est, à mon avis, une autre expression inquisitoriale en ce qu’il correspond à une stratégie du pouvoir liée à la tentative de briser des personnalités, d’anéantir des convictions et des identités. On isole les individus dans des taules à l’intérieur des taules dans le but qu’ils rompent avec leurs espaces affines et finalement nient les idées qui les ont mené-e-s en prison. La perte de contact crée des couches de silence mélangées avec la multiplicité d’interprétations qui vont s’accumulant les unes après les autres et provoquent replis sur soi et confusions dans l’individu isolé-e qui essaie de se faire une image de telle ou telle situation dans la solitude de quatre murs qui, c’est certain, sont de très mauvais conseillers.
Les dernières arrestations confirment sans aucun doute que l’Etat prétend anéantir l’anarchisme rapidement et efficacement. Je ne crois pas que cette affirmation soit exagérée ; nous sommes plus de 40 personnes mises en examen sous des charges de terrorisme au cours de quatre opérations policières différentes, cette répression n’ayant manifestement aucun rapport avec le niveau de conflictualité existant. C’est indéniable et il suffit de regarder les mandats de prison pour le confirmer. Par conséquent, ce que nous vivons est une tentative claire de la part du Pouvoir de balayer et d’en finir avec la dissidence qui ne rentre pas dans le cadre -et est contraire- aux moules citoyens. Ou on accepte les règles du jeu démocratique et on mène une pratique politique dans les cadres institutionnels ou on atterrit en taule. C’est aussi clair que ça. Conversion ou anéantissement. Torquemada se promène encore dans les couloirs où se forge l’infamie.
La maire de Madrid, Manuela Carmena, a dit il y a quelques mois une phrase révélatrice dans ce sens : “Ce qui est bien, c’est que des jeunes qui avant avaient une pratique politique en dehors et à la marge des institutions, misent aujourd’hui sur celles-ci”. Je pense que les arrestations massives d’anarchistes sont étroitement liées à l’essor du caractère institutionnel citoyen, ce sont les deux faces de la même monnaie, le gentil et le méchant flic, la brutalité et la subtilité démocratique du Pouvoir qui se complètent pour en finir avec celles et ceux qui tentent de reprendre leur vie en main. Face à ce panorama complexe et adverse, je pense qu’il est nécessaire d’être conscients de cette tentative d’anéantissement et des différentes formes qu’elle prend pour y faire face de manière radicale, sans tomber dans des mirages citoyens et démocratiques, y compris quand la prison est déjà une réalité pour beaucoup. Ce positionnement n’a rien à voir avec des postures de martyre ou héroïques, il s’agit seulement de comprendre la prison comme faisant partie de la lutte, où rien ne se termine et où tout continue. Je pense indispensable de maintenir et d’affuter des discours et des pratiques antagoniques, tout comme de briser la passivité et l’inaction pour miser sur un affrontement réel contre le Pouvoir.
Les portes qui s’ouvrent avec leurs droits sociaux ne visent qu’à générer et à accroitre la servitude volontaire, c’est-à-dire, à ce que nous soyons nos propres flics, incapables d’opposer aucune résistance. Dans cette réalité où l’Etat est omniprésent, pratiquement atmosphérique, il est impossible de fuir et de mener une vie loin de ses tentacules, ce qui rend donc l’affrontement inévitable. Ainsi, le questionnement individuel s’avère, avec la négation et la confrontation avec l’existant, indispensable dans la lutte pour la libération totale. L’autonomie individuelle mue par nos propres capacités et passions est le substrat de notre auto-construction dans la quête et dans la pratique de la liberté sans compromis.
Francisco Solar
Automne 2015.
[Traduit de l’espagnol par Brèves du Désordre.]
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