Il est un dommage collatéral inattendu des assassinats commis en France durant l’année 2015 par des fanatiques islamistes, lequel dommage — dont je ne doute pas que certains de mes ami(e)s libertaires se réjouiront comme d’un progrès moral — se fait sentir aussi bien dans les milieux radicaux, anarchistes et autonomes que dans la grande presse bourgeoise.
Je veux parler du discrédit jeté sur la haine et sur la violence.
Le « discours de haine » — syntagme à strictement parler vide de sens — est désormais censé illustrer le comble de la malignité humaine, de la monstruosité et du recul vers la barbarie.
Non seulement l’absence de sens immédiatement perceptible — il s’agit d’un stimulus et non d’un message servant à une communication rationnelle et égalitaire — défie l’analyse, mais encore supposer un sens à cette formule entraîne mécaniquement de considérer que — exemple entre mille — le texte d’un communiqué du Medef sur la précarité de l’emploi n’est pas un « discours de haine ».
Ce point mérite un instant d’attention.
Du crétin de l’un ou l’autre genre appelé par ses fonctions de speaker ou speakerine du patronat à interpeller les politiciens et à insulter les prolétaires dans telle circonstance particulière, devrons-nous dire qu’il hait ses interlocuteurs et ceux que visent ses injures ?
Certainement, il méprise les premiers et, non moins sûrement, souffre avec difficulté l’existence des seconds (dont il ne saurait néanmoins se passer, et ça l’agace).
Mais ces sentiments, il les enrobe — on ne peut dire qu’il les dissimule : personne n’est dupe — dans une forme de politesse bourgeoise, laquelle ne peut se perpétuer qu’à la seule condition que la violence physique soit exclue de la réponse qui lui est faite.
Autrement dit : le porte-parole des patrons mérite de se faire taper à chaque fois qu’il ouvre la bouche, mais il peut entretenir le mensonge de « rapports apaisés entre partenaires sociaux » et autres répugnantes salades[2].
Ce mensonge lui-même, garanti physiquement par les gens d’armes, est une insulte supplémentaire aux oreilles de ceux et celles auxquelles il est adressé.
Il peut arriver que les mots du communiqué, soigneusement choisis par des consultants, ne se transforment pas en tir à balles réelles dans les rues. Le contraire peut arriver aussi. Tout dépend de la conjoncture, du régime et du niveau d’intensité de la guerre sociale. Pour y voir moins de « haine » que dans le geste meurtrier d’un jeune refoulé sexuel, aveuglé par des délires religieux — pardon pour ce pléonasme ! l’époque l’exige —, il faut l’acuité visuelle d’un poisson vivant dans les grandes profondeurs…
Autant le « ressentiment », moqué à juste titre par Nietzsche, me semble une impasse intellectuelle, synonyme de rancœur et de macération, autant la haine flamboyante compte et comptera — pour longtemps au moins — parmi les indispensables luminaires de la révolte et de l’action.
Que sont censés appeler, et alimenter, les « discours de haine » ?
La violence pardi !
Pas celle du cynisme politicien, du « plan social » patronal, des mensonges journalistes…
NON !
La violence.
La laide violence du poing dans la gueule. La violence du corps. Celle qui fait couler le sang et les larmes. Celle qui fait pisser et chier dans son froc qui la redoute ou l’éprouve. La violence à l’échelle humaine. Celle qui n’a ni attaché de presse ni service de sécurité.
Cette violence-là, dont je n’ai jamais été amateur fétichiste (moi, l’objecteur de conscience) a mauvaise presse — c’est bien le cas de le dire ! — jusque dans les milieux que je fréquente, pas moins sidérés que les autres par la conjonction d’une violence fanatique religieuse et de son reflet, la terrorisation démocratique poussée à la caricature.
J’en prendrai deux exemples.
Une dizaine d’anarchistes [sic], certainement bardés de bonnes intentions, publient fin janvier 2016 une lettre ouverte au président de la République française. Souhaitant manifester leur opposition à la possibilité réinscrite dans la loi (et étendue) d’une « déchéance de nationalité », les signataires « demandent » à être eux-mêmes déchus de la nationalité française.
Le texte de la lettre est particulièrement intéressant du point de vue qui m’occupe ici en ce qu’il mélange à dessein des éléments d’un folklore résistencialiste « violent » (les FTP) et d’un autre datant de la guerre d’Algérie (une chanson de Boris Vian).
En effet, les signataires se présentent en tête de leur texte comme « Francs tireurs Partisans d’une citoyenneté mondiale », et commencent leur lettre par « M. le Président, nous vous faisons une lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps. »
Ils jugent ensuite utile — et nous n’en croyons pas nos yeux ! — d’offrir à la VeRépublique un satisfecit rétrospectif :
Nous sommes nés dans ce pays, la France, par hasard. Nous n’avons choisi ni de naître, ni de naître en France. Il en va ainsi de tous les êtres humains.
Jusqu’à présent, ce non-choix ne nous posait pas de trop gros problèmes[3]. Nous aurions pu tomber plus mal.
Depuis déjà quelque temps, cependant, entre Notre-Dame-des-Landes et la condamnation de syndicalistes à de la prison ferme, nous avions quelques doutes sur votre capacité à faire rêver d’une France dite pays des droits de l’homme. Vous nous accorderez de ne même pas parler de socialisme.
Avec votre dernier tripatouillage politicard à propos de la déchéance du droit de nationalité, les choses sont claires. Vous jouez avec les allumettes.
Après cet endossement de l’ensemble de la terrorisation démocratique, de 1986 à 2016, sans même parler de la nature du système dont la République n’est que la mise en forme juridique[4], les signataires se déclarent « en situation d’insurrection » (autorisée par la constitution, il est vrai !).
Et voici la conclusion, Borisvianesque dans sa version soft :
Monsieur le président, prévenez vos gens d’armes, que nous serons lourdement armés de ces armes de destruction massive que sont l’intelligence, la non-violence, l’honneur et… l’humour. Et que nous n’hésiterons pas à tirer ! Avec ces armes là !
Je n’ai personnellement rien contre le sens de l’humour. D’ailleurs, certains de mes amis très proches en sont dotés ! Je ne dissimulerai pas que, moi-même, dans certaines circonstances extrêmes…
Quant à l’intelligence, pourquoi non ? Avec mesure, toutefois…
…Et sans croire, comme le plus allumé des guerriers Mau-Mau, que la chose vous immunise contre les balles (même celles en caoutchouc).
Là, c’est vous qui jouez avec les amulettes, les enfants !
Mais laissons là nos francs tireurs d’opérette, pour nous intéresser à des révolutionnaires d’une autre envergure intellectuelle. Je veux parler d’Éric Hazan, « fondateur des Éditions La Fabrique », grand artisan de l’éradication de la lutte des classes de l’analyse historique[5] et porte-voix éditorial du parti des indigènes de la république (PIR), et de Julien Coupat, ici-même cordialement mis en boîte, mais qui préfère se définir comme « mis en examen pour terrorisme ».
Autre envergure disais-je : tribune publiée dans Libération — depuis un petit souci de communication, Tarnac snobe impitoyablement Le Monde —, citations de Kafka et Baudelaire… on sent tout de suite que les deux signataires n’ont ni les mêmes valeurs ni le même carnet d’adresse que nos « FTP ». C’est leur côté « Bordeau Chesnel ».
Le texte s’intitule « Pour un processus destituant : invitation au voyage ».
Je soupçonne une assez plate dialectique négative avec des « processus constituant » peut-être empruntés aux débris de l’autonomie universitaire italienne. Tout cela excède mes propres capacités d’intelligence ; je ne m’y attarde pas. Il s’agit, de surcroît, davantage d’un signe de reconnaissance, d’une signalétique idéologique, que d’un argument réfutable.
Je reproduis la conclusion du texte, non sans remarquer d’abord que le programme qu’elle énonce se coule tout naturellement dans le calendrier électoral (« nous avons un an et demi ») avec lequel il est supposé rompre :
Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.
Que de douceur décidément, en ce drôle d’hiver sans palais à prendre…
« Attentive, douce et méthodique ».
Certes, il s’agit d’une « destruction », on ne nous le cèle pas. Tout de même, voilà qui m’évoque irrésistiblement le travail de l’infirmière.
Chacun ses fantasmes, me dira-t-on ! Encore entre-t-il dans celui-ci, croyez-m’en, davantage de l’habitude du patient que de la fantaisie de l’érotomane.
Il est vrai, c’est un autre de mes défauts, que je ne suis guère globe-trotteur. Voilà peut-être qui me retient de me sentir concerné par la joyeuse invite de nos randonneurs :Allons !
Pardonnez — ou non — une trivialité qui confine à la grossièreté : aller où ? avec qui ? et pour quoi faire ?
Et surtout, me demandais-je, avec quoi dans nos besaces, chers camarades ?
Des pistolets à bouchon, de la guimauve et des alexandrins… ?
Au fait, peut-être avons-nous besoin aussi de tout cela. Et si je pensais sérieusement qu’il fût possible de construire un monde où ces ustensiles constitueront tout le nécessaire du voyageur, et de la voyageuse, sans jamais avoir à se servir d’une arme automatique, je le dirais ici avec plaisir et soulagement. Mais je n’en crois rien.
Tant pis pour qui s’autorisera de ce billet pour voir en moi le double inversé du kamikaze :
Jusqu’à preuve du contraire, je tiens qu’il est déraisonnable d’abandonner la métaphysique (sans dieu) aux fanatiques, la haine aux ignorants, et le maniement des armes de guerre à nos ennemis mortels.
Le Diable sait pourtant que j’aime voyager léger…
[2] Pour un exemple récent, voyez les dégueulasseries de la pitoyable Cosse sur la violence de classe à Air France.
[3] Je souligne. C. G.
[4] Il s’agit du ca-pi-ta-lisme, caractérisé par l’exploitation du travail humain.
[5] Voir son histoire de la Révolution française.
* Inutile de m’ensevelir sous les courriels. Je n’ignore pas que la formule latine originale — mais dont on ignore l’origine — est « Si vis pacem para bellum » (Si tu veux la paix prépare la guerre). Peut-être ignorez-vous que Parabellum est aussi le nom d’un revolver (le Luger allemand; voir illustration ci-contre). On peut bien choisir son arme, non ?
Claude Guillon
Source : Lignes de force