1. Je dois abandonner toute forme d’identité.
L’identité est extérieure à l’individu. Elle est la conséquence de son appartenance imposée à une catégorie sociale qui lui est préexistante. Ces catégories sociales sont arbitraires – pourquoi être femme, noire, lesbienne ou prolétaire sont des catégories sociales et pas le fait d’être yeux-verts, ambidextre, albinos ou intolérant au lactose ? – et déterminent si les individus qui y sont classés vont subir ou non de l’oppression. S’identifier à une catégorie, c’est faire sienne son oppression ou alors assumer son rôle de bourreau comme étant constitutif de sa personne.
2. Je dois abandonner toute prétention à l’innocence.
Tout appel à l’innocence est non seulement futile, mais dangereux. Faire valoir qu’une personne mérite la liberté, la protection ou la justice parce qu’elle est innocente – parce qu’elle s’est abstenue de tout péché, de tout crime et de toute transgression – implique qu’il y ait des formes d’oppression qu’on mérite et d’autres qu’on ne mérite pas. Or, l’oppression n’a rien à voir avec le mérite individuel et tout à voir avec l’appartenance de l’individu à une catégorie sociale arbitrairement définie. La violence que les dispositifs du pouvoir exercent sur nous est totalement gratuite ; l’exigence de critères de tenue morale pour que cesse l’oppression est un dispositif du pouvoir.
Il faut libérer tous les prisonniers – même ceux qui sont innocents.
3. Je dois abandonner toute ambition de légitimité.
L’appartenance à une catégorie opprimée étant arbitraire, elle ne peut être source de légitimité. Il faut renoncer à l’idée que le la révolution est faite au nom d’une catégorie opprimée qui serait fondamentalement innocente (et donc, juste) que les révolutionnaires auraient la tâche de représenter. Les catégories sociales opprimées n’ont qu’une fonction : justifier l’oppression. Les prendre à rebours et leur attribuer de la valeur ne fait que préparer les oppressions à venir.
4. Je dois abandonner tout devoir de solidarité.
La seule lutte cohérente et honnête est celle que je mène pour mes propres raisons. C’est une lutte basée de façon immanente sur mes propres désirs. Toute cause supérieure à moi-même finissant toujours par gouverner ma vie, je dois, à l’instar de Max Stirner, « fonder ma cause sur rien ».
Si le fait d’appartenir à une catégorie sociale est arbitraire, le fait d’avoir un ennemi commun est tout aussi arbitraire. J’ai peut-être un ennemi commun avec vous ; cela ne signifie pas que notre expérience de l’oppression soit la même ; il se peut même que nous soyons radicalement antagonistes dû à notre appartenance simultanée et parallèle à d’autres catégories sociales. Il vaut donc mieux que nous rejetions tout modèle de solidarité fondée sur l’empathie, la sympathie, la charité, ou l’idée que la communauté d’ennemis crée la communauté d’intérêts.
Si nous luttons parce que ce sont nos propres vies qui nous y obligent et que ce sont nos propres désirs qui orientent cette lutte, que reste-t-il de la solidarité outre une coquille vide moralisatrice ? Marchez à mes côtés seulement si le chemin que j’emprunte mène à la destination que vous avez choisie – avec la conviction que nous ne nous devons mutuellement rien du tout et que la passion qui nous unit est totalement gratuite.
5. Je dois m’abolir moi-même
S’abolir soi-même signifie se dissocier radicalement de son identité et entrer dans un processus de désidentification. Chaque fois que j’accepte d’être réduite à une catégorie sociale, j’accepte de n’être qu’un fantôme, une moins-que-moi – une moins-que-rien. Le moi que je dois abolir, c’est le corps social, celui qui est strié par toutes les appartenances qui m’ont été imposées – ou que l’on a réussi à me faire croire que j’ai choisies – celui qui est mesuré, compté, jaugé et classé : celui qui est corvéable, redevable, responsable et ultimement, coupable. Ce corps est celui qui opprime et qui est opprimé ; les stries qu’il porte sont aussi les marques du fouet du bourreau.
Voilà à quoi se résume mon programme : devenir si lisse que rien n’arrivera à coller à ma peau – pas même mon nom.
[Repris du blog flegmatique d’Anne Archet.]